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LES MOINES ET LE VIN

 

PAR PHILLIPE D'ALLAINES

Président de l’Association des Vins d’Abbayes


 

Il est intéressant de constater que, plusieurs siècles après, lorsque la vigne sera réimplantée, ce sera souvent sur les anciens vignobles de l’époque romaine.

 

Après la chute de l’Empire Romain, et jusqu’au 6e siècle, les barbares venus du nord envahissent l’Europe du sud semant le malheur dans les campagnes. Cette période de disette et de misère est préjudiciable à la culture de la vigne qui disparaît en grande partie, le vin n’étant pas un produit de première nécessité. Les invasions arabes en Espagne et dans la France du sud achèvent le travail des barbares. Cependant la vigne survit grâce à l’Église. En effet durant cette période agitée seuls les évêchés conservent une relative stabilité et un reste d’autorité. Les évêques gardent de petites vignes autour de leurs villes autant pour des motifs religieux que par soucis de conserver un patrimoine viticole auquel s’attache un certain prestige. Nous leur devons aujourd’hui un grand nombre de vignobles et surtout cette diversité qui est une des forces de notre viticulture actuelle.

 

​L’autre pilier du maintien de la viticulture, ce sont les moines Bénédictins.

Né en 480, Benoît de Murcie est certainement l’une des figures essentielle de l’histoire européenne. Il créa une première abbaye sur le mot Cassin mais surtout fut à l’origine de la règle qui va régir presque toutes les communautés monastiques jusqu’à nos jours. Cette règle est un chef d’œuvre d’équilibre, à la foi souple et précise, entre les temps de prière, travail, sommeil et études.

 

L’agriculture occupe une place prépondérante, avec la production d’huile, de blé et de vin qui est à la foi nécessaire aux offices, mais aussi une aide à celui qui accompli un effort physique. La règle est stricte, mais tolérante : ainsi au chapitre de la boisson intitulé « comment boire » (1). Dans cette Europe du sud, misérable et livrée au pillage, les abbayes bénédictines restent de petites entités capables de se suffire à elles même et indépendantes du contexte économique, traversant sans trop de dommages cette période troublée. Une des raisons tenait à la personnalité de St Benoît, comme le raconte cette anecdote :(2)

 

Du 6e au 8e siècle l’économie a du mal à se relever, les invasions régulières empêchant toute prospérité de s’installer durablement. Cependant l’idéal de St Benoît connaît un grand essor et les monastères se multiplient. Avec le temps, certains jouent un rôle culturel et social fondamental, assurant les baptêmes, mariages, enterrements grâce à leurs écoles et à leurs hôpitaux regroupant autour d’eux les habitants des villages. Ils jouent aussi un rôle économique de plus en plus marqué et deviennent ainsi de plus en plus riches et prospères, propriétaires de nombreux vignobles. En effet, à cette époque, la communion est prise sous les deux espèces et tous les fidèles assistant à la messe reçoivent une offrande de vin après les offices des dimanches et fêtes. Ainsi l’Abbaye de St Martin à Tours est devenue un état monastique de 20000 âmes. L’Abbaye de St Germain-des-prés consomme annuellement 50000 litres de vins. Dans cet environnement de plus en plus riche, les moines, disposant d’une main d’œuvre importante, arrêtent de se consacrer aux travaux agricoles au profit de la seule prière. On voit que la règle de St Benoît connaît quelques aménagements.

Au 11ème siècle, les moines sont devenus les principaux producteurs de vins. Ils disposent de vastes vignobles et d’une main d’œuvre importante en même temps que les celliers, les caves, les pressoirs en exclusivité et les techniques pour améliorer les rendements. On commence à privilégier la quantité au détriment de la qualité. (On retrouve les mêmes problèmes à quelques siècles de distance.) C’est le développement de l’ordre Clunisien qui marque cette époque. Cluny est alors la plus vaste Abbaye d’Europe, avec des décors fastueux, de l’or, des fourrures, des mets délicats. Cette richesse allait bientôt susciter une réforme pour revenir à l’idéal monastique de St Benoît.

 

La réaction ne se fait pas attendre : En 1098 Robert de Molesme et quelques compagnons fondent le monastère de Cîteaux et décident d’appliquer strictement la règle de St Benoît. Ils sont bientôt rejoints par Bernard de Fontaine et c’est le début de l’extraordinaire aventure cistercienne. Travail et prière sont les principes de cette vie épuisante et austère. Leur devise est : « sous la croix et la charrue ». L’espérance de vie d’un cistercien est de 28 ans. Ce sont des spécialistes de l’hydraulique et de l’agriculture. Un cistercien travaille sans repos et recherche toujours la meilleure qualité dans tout ce qu’il fait. Ainsi leur compétence en matière viticole devint rapidement considérable.

On disait que les cisterciens goûtaient la terre pour déceler la qualité d’un terroir. Leurs connaissances étaient tellement précises qu’ils pouvaient délimiter à quelques mètres près le potentiel qualitatif d’une parcelle de terrain. Ils inventèrent la notion de climat en Bourgogne. C’est encore cette notion qui gouverne actuellement tout le système d’appellation de cette région. Les limites de parcelles tracées par les cisterciens au 12e siècle n’ont pas changée aujourd’hui. Ce nouvel idéal attire la jeunesse intellectuelle de l’époque et le succès des abbayes est fulgurant.

En 1153, à la mort de St Bernard il y a déjà 350 Abbayes.

A la fin du 14e siècle on dénombre 749 monastères et 400 couvents de moniales. Dès qu’une abbaye atteignait quatre-vingt moines, douze d’entre eux allait en créer une autre. L’Abbé de l’abbaye mère visitait chaque année toutes ses filles. Ainsi s’établit à travers l’Europe une filiation entre toutes ces abbayes dont les Abbés se retrouvaient chaque année au cours d’un chapitre général à Cîteaux. (On voit que l’Europe des cisterciens dépassait en cohésion et en organisation celle du Traité de Rome) .La communication interne était très efficace et permettait un transfert permanent des connaissances. L’influence des cisterciens devint vite considérable au point de vue intellectuel, spirituel mais aussi temporel. Leur jugement et leur compétence étaient demandés à travers l’Europe pour régler nombre de conflits entre les pays ou les provinces.

 

Chaque abbaye avait bien sûr son vignoble qui était en général installé sur des terres données par les seigneurs du voisinage. Ainsi le premier terrain donné à la l’abbaye de Cîteaux fut le Clos de Vougeot en 1098. Confisqué à la révolution un certain colonel Bisson faisait présenter les armes à ses troupes en passant devant ce vignoble prestigieux. En Bourgogne et vallée du Rhône, derrière les plus grands noms de vins on trouve une origine cistercienne. Les couvents de religieuses ne sont d’ailleurs pas en reste ainsi qu’en témoigne le célèbre Clos de Tart, appartenant à l’abbaye de Tart, monastère de femmes. Les moines de cette région adoptèrent le proverbe « qui bon vin boit, Dieu voit ». Le Chablis trouve son origine à l’abbaye de Pontigny. Cîteaux est encore à l’origine des vignobles de Meursault, Musigny , Savigny les Beaunes , Epenottes, Morey st Denis , Chambolle Musigny etc…. Le sauvignon fut introduit à Quincy par les cisterciens de l’abbaye de Beauvoir. Gigondas et Vacqueyras appartenaient à l’abbaye d’Aiguebelle.

 

En Allemagne les cisterciens ont fait le même travail et actuellement les plus grand vins allemands sont de même origine : Steinberg, Eberbach , Maulbronn , Machern . On trouve aussi de grands vignobles d’origine cistercienne en Autriche, en Suisse en Italie et en Espagne.

Pourquoi le vin avait-il une telle importance pour les cisterciens ?

On peut trouver plusieurs réponses.

En premier lieu, bien sûr l’aspect religieux, les besoins de la communion, longtemps prise sous les deux espèces et la nécessité pour chaque abbaye de se procurer du vin. On sait que les vins de cette époque voyageaient mal car ils étaient peu stabilisés et contenus dans des récipients peu propices. Mais comme bien souvent dans l’histoire il faut rechercher dans les raisons économiques l’explication des évènements. Certes les cisterciens se sont d’abord attachés à faire les meilleurs vins possibles car cela faisait partie de leur idéal monastique, mais il est sûr que rapidement la réputation de qualité qui s’attachait aux vins des abbayes a intéressé les puissants personnages amateurs de bons vins ainsi que les marchands. L’approche « marketing » des cisterciens, voulue ou non, ne manquait pas d’intelligence. En effet les meilleurs vins étaient réservés pour être offerts aux hôtes de passage dans les abbayes. Le prestige du vin grandissait avec la qualité des convives. Il faut savoir qu’à cette époque l’abbaye, pour qui le devoir d’hospitalité faisait partie de la règle, recevait largement les voyageurs dans les « logis des Hôtes » prévus à cet effet.

Il faut imaginer qu’un voyage à cette époque était bien sûr très long, souvent accompagné de nombreuses personnes aussi bien pour l’intendance que pour la protection et comportait de nombreuses étapes. Les abbayes étaient gratuites, connues pour leur hospitalité, permettaient de soulager sa conscience et constituaient une halte agréable pour la qualité de la nourriture et des vins. Elles étaient donc d’autant plus recherchées que leur réputation était bonne et les personnages riches et puissants y faisaient volontiers étape.

Cette tradition se maintiendra. En 1680, Louvois, Ministre de Louis XIV, se rendant aux eaux de Barège, s’arrête à Valmagne et écrit à son cousin le marquis de Tailladet qu’il a fait à Valmagne « le plus grand dîner que l’on puisse faire ». De même le duc de Bourgogne et le duc de Berry, accompagnant leur frère, futur Philippe IV d’Espagne jusqu’à la frontière espagnole, font halte à Valmagne sur le chemin du retour. C’était bien sûr ces mêmes personnes qui faisaient à l’abbaye des dons substantiels et achetaient les vins avec lesquels ils s’étaient régalés. Il y avait donc une sorte de rivalité dans cette démarche de vins de qualité. La survie des abbayes dépendait pour une bonne part des dons et il est sûr que ceux-ci étaient plus aisés à obtenir après un bon repas bien arrosé. On voit qu’à cette époque comme à tant d’autres le rôle du vin dans les sociétés n’est pas négligeable.

On peut dire que si les Bénédictins ont préservé la viticulture dans la France du moyen âge, les cisterciens ont inventé la viticulture de prestige qui subsiste depuis huit siècles. Leur apport à la viticulture moderne est sans égal à travers les siècles. La connaissance qu’ils ont développée était tellement ancrée dans les terroirs qu’elle a traversé les périodes difficiles, se transmettant à travers les générations et les propriétaires successifs.

 

​Au 19e siècle le monachisme fut près de s’éteindre en occident sous l’impulsion du siècle des lumières et de la révolution. En 1810 il n’y avait plus en France un seul vignoble monacal. Cependant, la configuration, les noms des parcelles, la qualité des vins qui en sont issus ont très peu changé dans les vignobles qui avaient été gérés par les cisterciens.

Parmi les ordres ayant influencé la viticulture, il faudrait citer aussi les chartreux. On connaît bien sûr la liqueur de la grande chartreuse, mais ils avaient aussi une démarche un peu comparable à celle des cisterciens et il implantèrent des vignobles réputés notamment à Châteauneuf-du-pape et en Bourgogne. Les ordres de moines soldats aussi ont été à l’origine de vignobles en France et à l’étranger. Les Templiers étaient bien introduits dans le bordelais ainsi qu’en témoignent le nombre de domaines qui comportent le mot « templiers » dans leur nom. Les Chevaliers de Malte avaient des vignobles à Chypre, à Malte, au Liban et surtout en Italie, les Hospitaliers de Saint Jean à Rhodes, à Chypre, en Crête et en Grèce. D’autres ordres d’origine Allemande, Espagnole ou portugaise avaient aussi des vignobles dans leurs pays et à travers le monde.

 

On est étonné aujourd’hui de savoir que l’Angleterre comportait au moyen âge environ 300 vignobles d’origine monastique. De même il est intéressant de constater que l’on doit l’implantation de la vigne en Amérique du sud et en Californie aux Jésuites et aux Franciscains bien souvent dans le cadre des missions.

En conclusion, depuis le 18e siècle, les moines ont été le plus souvent persécutés à travers le monde et notre époque n’est pas en reste avec la guerre d’Espagne, le nazisme et le communisme. Ils ont été décimés, leurs biens ont été pillés, leurs abbayes souvent détruites mais il est une chose qui a été respectée, traversant ainsi les siècles jusqu’à nous, ce sont leurs vignobles.

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Aloxe–Corton, Bonne Mares, Chablis, Chassagne Montrachet, Clos de Tart, Clos de Beze, Clos Vougeot, Meursault, Pommard, Morey St Denis, Musigny, Romanée Conti, …. en Bourgogne. Et plus au sud, Chateauneuf du Pape, Hermitage, Gigondas, Vaqueyras… . Tous ces noms évoquent bien sûr des vins connus de tous ! On pourrait citer aussi Bourgueil, Champigny, St Pourçain, Pouilly –fumé, Bandol, Lerins ,Aniane , Mougères, et des centaines de vignobles réputés à travers toutes les régions de France, tous les pays d’Europe et même les Etats Unis et l’Australie.

 

Le point commun de tous ce qui fait cet incroyable patrimoine mondial est d’être d’origine monacale. Les principaux ordres concernés sont : les Bénédictins, les Cisterciens, les Chartreux, les Jésuites et bien d’autres qui le sont aussi dans une moindre mesure. C’est sous la Gaule Romaine que l’on voit pour la première fois s’implanter en France une viticulture organisée. En effet Rome invente à cette époque les notions d’origine et d’appellation qui en dehors de l’Italie se développent principalement dans le sud de la France et la vallée du Rhône, mais aussi dans la plus part des territoires conquis par Rome et susceptibles de porter de la vigne.

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